Audience thématique devant la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme
Catégorie(s): Coopération volontaire, Droits humains, Système interaméricain de protection des droits humains, Pérou, 2017
L'auteure, Dominika M. Kianičková, est conseillère juridique volontaire déployée au Pérou dans le cadre du projet « Protection des enfants, femmes et autres collectivités vulnérables » mis en œuvre par Avocats sans frontières Canada (ASFC) et le Bureau international des droits des enfants (IBCR) grâce à l'appui financier du gouvernement du Canada. Elle agit au sein de Capital Humano y Social (CHS) Alternativo, un organisme œuvrant dans le domaine des droits humains.
Washington, 20 février 2017 - Dominika M. Kianičková, coopérante volontaire au Pérou, s’est rendue à Washington en appui à notre partenaire CHS Alternativo. L’organisme a fait une présentation concernant la traite de personnes au Pérou lors d’une audience thématique à la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme.
La traite des personnes constitue une grave violation des droits de l’Homme. Chaque année, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants provenant des quatre coins du monde tombent aux mains de trafiquants qui les exploitent à diverses fins telles l’exploitation sexuelle, le travail forcé, l’esclavage, le prélèvement d’organes, etc. En vertu du Global Slavery Index, il est estimé à 45.8 millions le nombre de personnes présentement en situation d’esclavage moderne de par le monde.
En vertu de l’article 3 a) du Protocole de Palerme, l’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes.
Adopté par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 15 novembre 2000, le Protocole de Palerme est le premier traité international légalement contraignant contenant une définition de la traite de personnes. À ce jour 187 États sont parties à cette Convention parmi lesquels se trouve le Pérou qui la ratifia le 23 janvier 2002. En ce qui concerne ce dernier, le Pérou est un pays de source, de destination et de transit pour les hommes, femmes et enfants assujettis à la traite de personnes. Parmi eux, les peuples autochtones, les femmes et les enfants sont particulièrement vulnérables à la traite. Selon les statistiques du SISTRA1 et du Ministerio Público de Perú, du nombre total de victimes de traite de personnes recensées au Pérou entre 2015 et 2016, 56,5% étaient des femmes, et de ce nombre 21% étaient des mineures ou des adolescentes.
Alarmés par ces statistiques, en 2011, deux Rapporteurs de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (ci-après CIDH) visitèrent le Pérou et principalement les camps miniers de Madre de Dios où ils constatèrent avec horreur la prévalence de ce crime. Bien que l’État péruvien ait été prié de fournir informations et assistance à ce sujet, il n’en demeure pas moins que six (6) ans après la visite des Rapporteurs de la CIDH, la situation de la traite de personnes à Madre de Dios et au Pérou en général ne s’est guère améliorée. Cela est en partie dû à la séclusion et à la pauvreté qui prévalent dans les régions d’où proviennent les victimes, ajoutées au fort taux d’impunité caractérisant ce crime. En effet, pour la période allant de 2009 à 2016, 4 666 accusations ont été recensées en matière de traite de personnes et seulement 109 condamnations. Cela porte à un maigre 2% le nombre de condamnations judiciaires pour traite de personnes au Pérou. Il s’agit là d’un taux d’impunité alarmant.
Face à cette situation, CHS Alternativo alliée à IPRODES, Acción por los Niños et Asociación Paz y Esperanza, trois autres organisations non gouvernementales œuvrant au Pérou dans la promotion des Droits de l’homme et plus spécifiquement en matière de droit des enfants, s’adressèrent à la Commission Interaméricaine des droits de l’Homme afin de solliciter une audience thématique au sujet de la traite de personnes au Pérou. Le 17 février 2017, la CIDH accorda ladite audience thématique qui aura lieu lors de la 161e période de sessions ordinaires de la CIDH et plus précisément le 20 mars 2017 de 11:00 am à 1 :00 pm dans la salle Rubén Dario de l’Organisation des États américains, à Washington D.C., aux États-Unis.
Durant les semaines précédant l’audience, les organisations requérantes collaborèrent afin de mettre sur pied leur présentation. À cet effet, je rédigeai en collaboration avec Monsieur Aguilar, un compte rendu de l’ensemble de l’information et des statistiques disponibles au sujet de la traite de personnes au Pérou. Ce document servit par la suite de base à l’élaboration de la déclaration finale.
Le 19 février 2017 Madame Sofia García et Monsieur Ronald Gamarra Herrera de l’organisation IPRODES et Monsieur Luis Enrique Aguilar de CHS Alternativo et moi, nous nous envolâmes pour Washington D.C. avec pour mission de dénoncer la situation de la traite de personnes au Pérou. Le lendemain, jour de l’audience thématique, les membres de la délégation nous nous rencontrâmes tôt pour revoir les derniers détails de la présentation. L’atmosphère était fébrile. Puis l’heure venue, nous rejoignîmes la salle d’audience. Là, Monsieurs Aguilar et Gamarra Herrera prirent place à la table face aux représentants de l’État le tout devant un panel composé des commissaires de la CIDH Margarette May Macaulay, Esmeralda Arosemena de Troitiño et Paulo Vannuchi.
L’audience thématique devant la CIDH dura environ une heure. Durant cette période, la délégation péruvienne avait comme objectif d’exposer aux commissaires trois points.
Premièrement, la délégation exposa la situation de la traite de personnes au Pérou. En effet tel que mentionné ci-dessus, entre 2009 et 2014, le Observatorio de Criminalidad del Ministerio Público de Perú a enregistré 2 241 cas de dénonciations de situations de traite, chiffre qui ne fait que croître année après année. Au niveau international, le Global Slavery Index, place le Pérou au 18e rang sur 167 des pays en termes de plus forte prévalence de la traite de personnes. Au niveau régional, le Pérou se classe 5e dans les Amériques en terme de prévalence du pourcentage de la population vivant dans des conditions d’esclavage moderne.
Deuxièmement, la délégation souligna les progrès effectués par l’État en matière de traite de personnes. En effet, bien qu’il ne remplisse pas les exigences minimales pour l’élimination de la traite de personnes, le gouvernement du Pérou a néanmoins fait preuve d’initiatives dans ce domaine au courant des dernières années. En effet, le gouvernement a établi des Bureaux de procureurs régionaux spécialisés dans la lutte contre la traite de personnes au sein de diverses régions, dont Callao, Cusco, Lima, Puno, etc. Il a également augmenté les opérations de lutte contre la traite de personnes et fait des efforts dans l’identification et l’assistance aux victimes. Néanmoins, la complicité d’agents gouvernementaux avec les trafiquants, la forte présence de corruption et la coordination difficile entre les divers acteurs minent les efforts du gouvernement dans sa lutte contre la traite de personnes.
Finalement, la délégation aborda les lacunes actuelles du Gouvernement péruvien dans sa lutte contre la traite des personnes. En effet, bien que l’État péruvien ait fait quelques avancées au courant des dernières années, celles-ci demeurent insuffisantes. Le Pérou continue de maintenir une cote de niveau 2 (Tier 2), attribuée par le U.S. State Department's Office to Monitor and Combat Trafficking in Persons aux pays qui ne respectent pas les normes internationales, mais qui ont une sorte d'initiative, bien que limitée, pour lutter contre le crime de traite des êtres humains. Tel qu’exposé par Monsieur Aguilar et Monsieur Herrera, les majeures lacunes actuelles du Gouvernement péruvien dans la lutte contre la traite de personnes sont principalement de trois ordres.
En premier lieu, l’irrégularité et l’instabilité du budget étatique accordé à la lutte contre la traite de personnes. À titre d’exemple, en 2016 le budget spécifique alloué pour mettre en œuvre le Plan Nacional de Acción contra la Trata, était de 6'485,049 soles. Ce montant représentait donc 0,0046% du budget général de la République pour la même année. En 2015 ce même budget alloué s’élevait à 14'163,5231 soles et correspondait à 0,0108% du budget général de la République pour cette année. En comparant les budgets alloués à la traite de personnes de 2016 et 2015 nous prouvons constater une diminution de 54.21% pour l’année 2016. Cette réduction budgétaire drastique entraîne une limitation de la disponibilité des ressources pour mener à bien les actions dans la lutte contre la traite des personnes. Des actions telles la mise en place de centres d’assistance spécialisés ou encore la création de programmes de prévention se voient ainsi menacées. Tel qu’affirmé par la CIDH dans son plus récent rapport «Violencia, Niñez y Crimen Organizado» (2016) l'adoption d'un budget est fondamentale dans la mise en œuvre des politiques visant à protéger les personnes vulnérables comme les enfants et les adolescents. De ce fait, il est primordial pour l’État péruvien de créer un budget public stable et proportionnel à la gravité du crime.
En second lieu, l’insuffisance et la difficulté d’accès à l’information qui permettrait de connaître la situation réelle de la traite au Pérou rendent difficiles la mise en place de mesures de prévention, protection et de persécution adéquate du crime. À titre d’exemple, selon les informations officielles accessibles du Ministère public, de la Police nationale du Pérou et du Pouvoir judiciaire, il est estimé à environ 3 000 le nombre de victimes de la traite de personnes au Pérou en 2016 alors qu’en vertu du Global Slavery Index, se chiffre serait plutôt estimé à près de 200 500. Ainsi, il est impératif pour l'État péruvien d'établir une base de données complète, contenant des données uniques et actualisées portant sur les crimes de la traite, des indicateurs fiables pour un suivi efficient, capables de dresser un portrait de l'impact réel de ce crime sur les femmes, les enfants, les adolescents, etc. En plus, par soucis de transparence, la base de données devrait en plus être accessible à la société civile. Sans une base de données accessible et centralisée coordonnant les efforts entre les divers acteurs responsables en matière de traite de personnes, il est difficile d’obtenir des informations fiables et en temps opportun permettant de vérifier la situation des victimes.
En troisième lieu, le manque de cohérence entre les politiques publiques adoptées en ce qui touche la traite de personnes et leur application effective. En effet, bien que l’État péruvien ait adhéré à la majorité des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, dont le Protocole de Palerme, il n’en demeure pas moins que l’intégration de ces obligations internationales au sein des lois nationales puis de leur application s’avèrent lacunaires.
En conclusion, bien qu’une heure soit très peu pour aborder en profondeur le sujet de la traite de personnes au Pérou, il n’en demeure pas moins que la délégation péruvienne réussit avec succès à aborder les principaux points, à savoir la situation actuelle de la traite de personnes au Pérou, les avancés de l’État dans ce domaine ainsi que les lacunes actuelles auxquelles le Gouvernement péruvien doit absolument remédier. Cette audience thématique fut l’occasion d’une part d’attirer l’attention de la CIDH et de la scène internationale sur la situation réelle de la traite de personnes au Pérou et d’autre part de faire pression sur le gouvernement pour qu’il améliore la situation.
Le passage de CHS Alternativo en tant que membre de la délégation péruvienne à l’audience thématique devant la CIDH fût un succès, d’autant plus qu’à la suite de l’audience, la Commissaire Margarette May Macaulay, concernée par la situation, vint demander à la délégation de lui faire parvenir davantage d’informations sur la situation du Pérou. Ceci laisse entrevoir la possibilité d’une coopération, voire même d’une nouvelle visite in situ des rapporteurs de la CIDH. Dans quelques semaines, les membres de la délégation se réuniront à nouveau afin de revenir sur l’audience thématique et d’établir un plan d’action pour le futur.