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Avancées de la justice transitionnelle au Guatemala après l’arrestation de 18 ex-militaires

Catégorie(s): Droits humains, Guatemala, 2016

L’auteure, Alexandra Billet, est conseillère juridique volontaire déployée au Guatemala dans le cadre du projet «Protection des enfants, femmes et autres collectivités vulnérables» mis en œuvre par Avocats sans frontières Canada (ASFC) et le Bureau international des droits des enfants (IBCR) grâce à l'appui financier du gouvernement du Canada accordé par l'entremise d'Affaires mondiales Canada.

L’arrestation historique de 18 ex-militaires le 6 janvier 2016 au Guatemala pour crimes contre les devoirs de l’humanité (1) et crimes de disparitions forcées (2) marque une avancée importante pour la justice transitionnelle au Guatemala. Parmi les personnes arrêtées se retrouvent Manuel Benedicto Lucas, frère de l’ancien Président Romeo Lucas García et ancien chef de l’État-major de l’armée de 1978 à 1982, ainsi que Manuel Antonio Callejas Callejas, ancien chef de l’Intelligence militaire G-2 et sous-chef de l’État-major de la Défense nationale et de l’État-major de l’armée. Ces 18 arrestations sont liées à deux cas de graves violations des droits humains : celui de « CREOMPAZ », dont les faits reprochés se seraient produits entre 1981 et 1986 dans la base militaire numéro 21 de Cobán, Alta Verapaz, et celui de « Molina Theissen », dont la disparition remonte à octobre 1981.

Cas CREOMPAZ

Ce cas revêt un caractère emblématique eu égard au nombre de victimes, aux crimes commis ainsi qu'au nombre et statut des accusés. C’est en effet dans l’ancienne base militaire de Cobán, servant aujourd’hui de lieu d’entrainement des opérations de maintien de la paix des Nations Unies (Comando Regional de Entrenamiento de Operaciones de Mantenimiento de Paz), que furent découverts des ossements appartenant à 558 personnes dans 85 fosses communes. Les personnes identifiées sont jusqu’ici au nombre de 97 et proviennent de quatre ethnies mayas différentes : Poqomchí, Achí, K'iché, Q'eqchí'.

Les 14 personnes arrêtées (sur 22 mandats d’arrestation émis) dans le cadre de cette affaire sont d’anciens militaires de haut rang ayant assumé des fonctions importantes au sein de l’armée, notamment dans la base militaire de Cobán, à différentes époques :

- Ismael Segura Abularach;
- Carlos Humberto Rodríguez López;
- Byron Humberto Barrientos Díaz;
- Manuel Benedicto Lucas García;
- Gustavo Alonzo Rosales García;
- Juan Ovalle Salazar;
- César Augusto Cabrera Mejía;
- Luis Alberto Paredes Nájera;
- Raúl Dehesa Oliva;
- Carlos Augusto Garavito Morán;
- Pablo Roberto Saucedo Mérida;
- César Augusto Ruiz Morales;
- José Antonio Vásquez García;
- Édgar Rolando Hernández Méndez.

Les organisations représentant les familles des victimes disparues sont au nombre de trois et se sont constituées parties civiles dans cette affaire. Parmi celles-ci se trouvent: FAMDEGUA (Asociación de Familiares de Detenidos Desparecidos de Guatemala, représentée par le Bufete jurídico de Derechos Humanos), GAM (Grupo de Apoyo Mutuo), ADIVIMA (Asociación para el Desarrollo Integral de las Victimas de la Violencia en las Verapaces Maya Achí).

L’audience préliminaire (3) a duré cinq jours pendant lesquels le Ministère public a présenté les chefs d’accusation provisoires de crimes contre les devoirs de l’humanité (4) et crimes de disparition forcée (5) contre les 14 ex-militaires, s’appuyant de certains éléments de la preuve préliminaire à charge dont :

- Les photographies des fosses communes et des ossements retrouvés témoignant d’actes d’extrême violence tels que des fractures importantes du crâne et de la mâchoire, des impacts de balle à l’arrière du crâne, des cordes et chaines entourant les poignets, des bandeaux couvrant les orbites oculaires;

- Des documents militaires tels que des plans d’opérations militaires et des manuels d’entrainements;

- Des témoignages anticipés d’anciens miliaires ayant travaillé dans la zone en question confirmant avoir vu des personnes entrer dans la base sans jamais en ressortir ou des cadavres fraîchement ensevelis, et entendu des cris de femmes, d’hommes et d’enfants;

- Les documents témoignant de l’existence de la personne disparue tels que des certificats de naissance et d’identification génétique.

Aucun des accusés n’a effectué de déclarations lors de cette audience.

L’avocat de FAMDEGUA, Me Edgar Pérez, a exprimé l’importance et le sens du processus pénal pour ces familles qui recherchent la vérité depuis plus de 33 ans, ainsi que l’obligation de tous et chacun de connaître l’Histoire : « C’est douloureux mais c’est nécessaire pour la guérison de notre société » (6). « Chaque jour, elle laissait une chaise vide à la table comme si il était toujours là » (7) a exprimé Me Pérez pour illustrer la douleur perpétuelle et le traumatisme vécu par cette femme dont le mari avait disparu du jour au lendemain, sans laisser de traces. Il a par ailleurs reconnu que le Guatemala s'est retrouvé au milieu d'un conflit international opposant deux grandes nations et que sa position avait été politiquement compliquée, mais que cela ne donnait aucunement le droit d’attaquer la population civile.

Après avoir entendu l’argumentaire des avocats de la défense, attaquant la légitimité de la FAFG (Fundación de Antropología Forense de Guatemala, responsable des exhumations et de l’identification des ossements découverts), celle des experts, ainsi que la légalité du processus, la juge Claudette Dominguez a rendu sa décision le 18 janvier dernier, estimant qu’il existe des preuves (8) suffisantes pour que le processus continue contre 11 des 14 ex-militaires. La juge a accordé au Ministère public trois mois d’enquête additionnels et a ordonné la détention préventive pour ces 11 accusés. Dans les trois autres cas, la juge a considéré que les preuves (9) n’étaient pas suffisantes, principalement en raison des incohérences de dates entre les faits reprochés et l’exercice des fonctions des accusés dans la base militaire. La juge a toutefois insisté sur le fait que cela ne signifiait pas que le processus pénal était terminé à leur égard, le Ministère public pouvant revenir avec plus de preuves pour continuer la poursuite. Elle a également accordé au Ministère public trois mois d’enquête additionnels pendant lesquels ces trois ex-militaires seront en liberté restreinte et surveillée.

La prochaine audience est prévue pour le 3 mai 2016.

Cas MOLINA THEISSEN

Les quatre autres ex-militaires arrêtés le 6 janvier font également face à de lourdes charges préliminaires pour la disparition forcée de Marco Antonio Molina Theissen. Ce dernier était encore un enfant de 14 ans lorsqu’il a été enlevé le 6 octobre 1981 par des militaires, en présence de sa mère, dans leur propre maison. La veille, sa sœur, Emma Guadalupe Molina Theissen, avait réussi à s’échapper de la base militaire de Quetzaltenango dans laquelle elle avait relaté avoir souffert torture et viols pendant neuf jours, après avoir été enlevée par des militaires le 27 septembre 1981.

Sur le banc des accusés se retrouvent des personnes ayant exercé de hautes fonctions dans la base militaire de Quetzaltenango au moment de la disparition du mineur :

- Francisco Luis Gordillo Martínez;
- Edilberto Letona Linares;
- Hugo Ramiro Zaldaña Rojas;
- Manuel Antonio Callejas Callejas.

Dans ce cas également, la juge Judith Secaida a déterminé être en présence de preuves (10) suffisantes de la commission de crimes contre les devoirs de l’humanité (11) pour deux des accusés et de la commission des crimes de disparition forcée (12) pour les deux autres. Elle a ordonné la détention préventive pour les accusés mais n’a accordé que deux mois au Ministère public afin de poursuivre son enquête, compte tenu de l’âge avancé et de la santé des accusés.

La prochaine audience dans ce cas est prévue pour le 22 mars prochain.


(1) Article 378 du Code pénal guatémaltèque.
(2) Article 201Ter du Code pénal guatémaltèque.
(3) "Audiencia de primera declaración".
(4) Article 378 du Code pénal guatémaltèque.
(5) Article 201Ter du Code pénal guatémaltèque.
(6) “Es doloroso pero es necesario para la sanación de nuestra sociedad”.
(7) “Cada día, ella dejaba una silla a la mesa como si todavía estaba”.
(8) "Indicios racionales".
(9) "Indicios racionales".
(10) "Indicios racionales".
(11) Article 378 du Code pénal guatémaltèque.
(12) Article 201Ter du Code pénal guatémaltèque.