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Les enfants perdus de Côte d'Ivoire

Catégorie(s): Voluntary cooperation, Children’s rights, Human rights, Ivory Coast, 2016

L’auteure est conseillère juridique volontaire dans le cadre du projet « Protection des enfants, femmes et collectivités vulnérables » issu d’un consortium formé par Avocats sans frontières Canada (ASFC) et le Bureau international des droits des enfants (IBCR). Son mandat pour huit mois est d’apporter un appui technique à six cliniques juridiques sous la direction de l’Association des Femmes Juristes de Côte d’Ivoire (AFJCI) afin d’améliorer l’accès à la justice pour les populations les plus vulnérables.

Dans la célèbre histoire de Peter Pan de l’écrivain J. M. Barrie, le Pays imaginaire est peuplé d’« enfants perdus ». Il s’agit d’enfants qui seraient tombés de leurs landaus et qui n’auraient pas été réclamés après 7 jours.(1) En Côte d’Ivoire, les enfants perdus sont un peu comme ceux de ce conte. La loi ivoirienne dispose qu’un enfant doit être déclaré à l’État civil dans les trois mois suivants sa naissance.(2) Si ce n’est pas fait, ce qui est le cas d’environ 2,8 millions d’enfants ivoiriens, et que l’enfant est perdu, enlevé ou abandonné, ce dernier est à risque d’apatridie.(3) Ne possédant aucune preuve d’ascendance ivoirienne et souvent, ne se rappelant peu ou pas de détails qui leur permettraient de retrouver leurs familles ou leurs origines, ces enfants non accompagnés tombent non pas de leurs landaus, mais plutôt dans un profond vide juridique. En effet, la citoyenneté s’acquérant par le droit du sang, l’absence de disposition législative palliant à la situation particulière de ces enfants a pour effet de créer des apatrides c’est-à-dire, des personnes qu’ « aucun État ne considère comme ressortissant ».(4) Ces derniers sont ainsi « privés de l'ensemble des protections, droits et services que les pays accordent normalement à leurs citoyens » notamment l’accès à l’éducation et à des services de santé.(5) Les personnes apatrides et en particulier les enfants, étant en marge de la société, sont très vulnérables aux traitements arbitraires de toutes sortes et à la traite humaine.(6) Il y aurait en Côte d’Ivoire, 300 000 enfants perdus et de parents inconnus.(7) Ces derniers représentent donc près de 43% des 700 000 personnes considérées apatrides ou à risque d’apatridie vivant dans ce pays.(8) En d’autres mots, c’est là que le conte de fées s’arrête.

Membre d’un groupe de travail sur l’apatridie depuis quelques mois, je participe à des rencontres visant notamment à coordonner les activités menées dans la région du Bas-Sassandra entre les divers acteurs impliqués dans la lutte pour l’élimination de ce phénomène en Côte d’Ivoire. En février dernier, les membres du groupe ont organisé une série d’activités afin de commémorer le premier anniversaire de la déclaration d’Abidjan sur l’éradication de l’apatridie. Issue d’une conférence ministérielle où assistaient les États membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), cet engagement politique est en quelque sorte une feuille de route exposant des actions concrètes à réaliser afin d’éliminer l’apatridie dans cette région de l’Afrique.

Porteuse de grands espoirs, le premier anniversaire de la déclaration d’Abidjan appelait inévitablement au bilan. Ainsi, à cette occasion, l’UNHCR a souligné que durant la dernière année quelque 22 000 personnes ont obtenu des documents d’identités et que dans certains pays des mesures législatives ont été prises.(9) Plus précisément, en Côte d’Ivoire, un point focal a été nommé (art.22), une stratégie nationale pour éradiquer l’apatridie d’ici 2024 devrait être adoptée en 2016 (art.24), des actions ont été réalisées afin de renforcer l’enregistrement des naissances (art.6) et une loi spéciale a été adoptée afin qu’il soit possible de demander la nationalité par déclaration par une catégorie définie de personnes incluant les apatrides. (10)

Face à ce bilan, malgré les actions accomplies et les progrès constatés, je reste tiède et je m’interroge ; ils me semblent que les racines du problème restent indemnes. Au cours de différents échanges, j’ai appris que des solutions ont été maintes et maintes fois discutées, identifiées, recommandées et même testées lors de projets pilotes. Pourtant, il n’y a toujours pas de mécanismes efficaces permettant aux parents de déclarer les naissances et encore moins dans un avenir prochain de révision législative quant à la nationalité des enfants perdus. À Abidjan, il vous sera poliment répondu que ces choses prennent du temps… C’est vrai, mais pourquoi ne pas adopter un décret ou une loi spéciale afin de pallier au vide juridique dans l’attente d’une réforme ? Également, bien que la signature de la déclaration d’Abidjan ait eu lieu il y a un an, cela ne remet pas le compteur à 0 et encore moins, cela ne met pas sur pause la vie des 2,8 millions d’enfants à risque d’apatridie. En effet, la ratification des deux Conventions portant sur l’apatridie a eu lieu il y a 3 ans, celle de la Charte Africaine des droits et du bien-être de l’enfant, il y a 14 ans et celle de la Convention relative aux droits de l’enfant, il y a maintenant 25 ans.(11) Ainsi, je me demande combien de temps supplémentaires le Gouvernement ivoirien a-t-il encore besoin avant de s’attaquer aux racines du problème et se conformer à ces obligations internationales ? Oui, il faut faire preuve de patience, mais l’adage ne dit-il pas que la patience a parfois des limites ?

Cependant, il faut savoir que malgré cette lenteur étatique, tous les jours sur le sol ivoirien, il existe une véritable armée d’acteurs de la société civile et d’organisations internationales qui se démènent à la réalisation de projets de sensibilisation et d’enregistrement des enfants non déclarés, et ce, en collaboration serrée avec les acteurs du système de justice ainsi que les autorités administratives et gouvernementales. Il est vrai que ce travail s’effectue en quelque sorte à contre-courant, mais il vaut la peine de souligner que leurs actions changent au quotidien des vies. C’est d’ailleurs la principale raison qui m’a amenée à devenir conseillère juridique volontaire, je voulais modestement être une roue dans ce grand mécanisme complexe qui fait la différence. Malheureusement, ma participation au Groupe de travail sur l’apatridie n’occupe qu’une place infime de mon mandat et certainement pour vous, une place encore plus infime parmi vos préoccupations quotidiennes. Toutefois, la problématique de l’apatridie n’est pas seulement ivoirienne mais également canadienne.(12) Ainsi, en écrivant ces lignes, j’espère simplement qu’à la lecture de ce billet, vous preniez conscience de cette importante problématique dans l’espoir qu’un jour vous vous impliquiez dans cette lutte au Canada comme ailleurs.

Références :

1. « Qui sont les Garçons Perdus ? Demande Wendy. " Ce sont des enfants qui sont tombés de leur landau quand leur nourrice regardait ailleurs. S'ils ne sont pas réclamés dans les sept jours, on les envoie au Pays de Jamais-Jamais. Et c'est moi qui commande, répond Peter » BARRIE, James Matthew (1937) Peter Pan ou l'enfant qui ne voulait pas grandir. Pour la tr. Fr., Terre de Brume, 2004.


2. Art. 42, Loi n° 99-691 du 14 décembre portant modification de la loi n° 64 -374 du 7 octobre 1964 relative à l’état civil.

3.« On estime aujourd’hui à 2.800.747 le nombre d’enfants de 0-17 ans non enregistrés, dont près de 1,3 millions de moins de 5 ans et 1.552.236 enfants en âge de scolarisation (5-17 ans) » République de Côte d’Ivoire. Analyse de la Situation de l’Enfant en Côte d’Ivoire 2014 - Vers une société plus équitable dans un pays émergent. p. 55. Disponible en ligne à : https://cotedivoire.savethechildren.net/sites/cotedivoire.savethechildren.net/files/library/SITAN%20UNICEF%20OCT%202014.pdf. (Consulté le 30 mars 2016).

4. Art. 1, Convention relative au statut des apatrides, New-York, 28 septembre 1954 ; Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (17 février 2015) Questions et Réponses : la Conférence d'Abidjan rend espoir aux apatrides en Afrique de l'Ouest. Disponible en ligne à : http://www.unhcr.fr/54e4622bc.html. (Consulté le 11 janvier 2016).

5. Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (17 février 2015) Questions et Réponses : la Conférence d'Abidjan rend espoir aux apatrides en Afrique de l'Ouest. Disponible en ligne à : http://www.unhcr.fr/54e4622bc.html. (Consulté le 11 janvier 2015).

6. Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Qu’est-ce que l’apatridie ? Disponible en ligne à : http://www.unhcr.fr/pages/4aae621d3fe.html (Consulté le 11 janvier 2016).

7. Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Les enfants trouvés de Côte d’Ivoire. Disponible en ligne à : http://www.unhcr.org/ibelong/fr/the-lost-children-of-cote-divoire/ (consulté le 30 mars 2016).

8. Id.

9. Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. (25 février 2016) Premier anniversaire de la Déclaration d'Abidjan sur l'élimination de l'apatridie. Disponible en ligne à : http://www.unhcr.fr/56cefa19c.html (Consulté le 30 mars 2016).

10. Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. (25 février 2016) Premier anniversaire de la Déclaration d'Abidjan sur l'élimination de l'apatridie. Disponible en ligne à : http://www.unhcr.fr/56cefa19c.html (Consulté le 30 mars 2016) ; Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. (Août-décembre 2015) Apatridie en Afrique de l’Ouest. Bulletin d’information #7. Disponible en ligne à : http://citizenshiprightsinafrica.org/wp-content/uploads/Bulletin-Apatridie-FR_Aug-Dec2015.pdf (Consulté le 30 mars 2016).


11. « L'article 6 de la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, l’article 7 de la Convention relative aux droits de l’enfant, et l'article 2 de la Convention de 1961 sur la Réduction des cas d'apatridie prévoient que tous les enfants trouvés et abandonnés sur le territoire soient considérés comme ressortissants. » Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. (2015) Nationalité et Apatridie en Afrique de l’Ouest. p.9 Disponible en ligne à : http://unhcr.org/ecowas2015/Background-note-FR.pdf (Consulté le 30 mars 2016).


12. Documents à lire sur la question de l’apatridie au Canada : Conseil Canadien pour les réfugiés. L’apatridie. Disponible en ligne à : http://ccrweb.ca/fr/apatridie (Consulté le 19 mai 2016) ; Agence des Nations Unies pour les réfugiés. Statelessness in Canadian Context, (en anglais), Andrew Brouwer. Juillet 2003. Disponible en ligne à : http://ccrweb.ca/sites/ccrweb.ca/files/static-files/statelessness.PDF (Consulté le 19 mai 2016).