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Creompaz : la plus grande affaire de disparition forcée en Amérique latine

Catégorie(s): Cas emblématiques, Coopération volontaire, Guatemala, 2017

Introduction

Les conflits armés peuvent avoir un impact dévastateur durable sur une société. Dans le cas du Guatemala, l’un des héritages du conflit armé interne, qui a duré 36 ans, est qu’il positionne le pays dans une situation inédite, du moins en matière de violations des droits humains. En effet, non seulement le Guatemala est l’un des rares pays où un ex-Président a été jugé et condamné pour crime de génocide et crimes contre l’humanité (1), ou encore le pays du premier cas d’esclavage sexuel condamné (2); c’est aussi le pays où la plus grande affaire de disparition forcée, connue sous le nom Creompaz, est présentement menée devant des tribunaux nationaux. L’affaire Creompaz représente sans doute l’un des dossiers judiciarisés les plus médiatisés au Guatemala de nos jours. Les audiences se sont déroulées et persistent aujourd’hui dans un environnement tendu, du fait des enjeux qui entourent l’affaire et de la polarisation qui en découle.

1. Contexte

Creompaz tire son nom de l’ancienne zone militaire numéro vingt et un (MZ21) connue sous la dénomination de « Commando régional d’entraînement et d’opérations de maintien de paix » (3). Cette ancienne base militaire était le centre de la coordination militaire et de renseignement à Cobán, Alta Verapaz, au moment où la guerre de contre-insurrection au Guatemala était à son comble. Plus de 550 corps appartenant à des personnes de tous âges ont été exhumés, et plus de 130 personnes ont été tuées ou sont disparues dans les années 80.

Dans cette affaire, où il est question d’allégations de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis durant le conflit armé interne, la juge de première instance a estimé qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuves pour engager des poursuites pénales contre huit officiers militaires à la retraite. Les accusés font face à des accusations en lien avec de nombreux cas de disparitions forcées, de torture, de violences sexuelles et d'exécutions extrajudiciaires entre 1981 et 1987 dans ladite zone militaire.

2. Audience du 7 juin 2016

À l’occasion de la conclusion de l’audience préliminaire le 7 juin 2016, et après plusieurs semaines d'audiences où la poursuite a présenté son dossier contre chacun des défendeurs, la juge de première instance Claudette Dominguez décidait d’envoyer à procès certains des accusés pour déterminer leur probable participation dans les faits allégués.

D’entrée de jeu, la juge Dominguez a mis en exergue le fait que la décision du tribunal était fondée sur des éléments de preuve présentés par les plaignants. Selon elle, cela comprend un mémorandum d'accord entre le Bureau du procureur général et la Fondation de médecine légale et d'expertise anthropologique du Guatemala (FAFG) (4), des documents détaillant la chaîne de préservation des éléments de preuves médico-légales et des rapports médico-légaux présentés par la FAFG. La juge a aussi rappelé le principe de l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité et la nécessité d'en assurer l'application universelle (5).

3. Accusés et chefs d’accusation

Initialement, les accusés étaient au nombre de 10. Toutefois, la juge Dominguez a estimé qu'il n'y avait pas suffisamment de preuves pour engager une procédure contre deux des ex-officiers et a ordonné qu'ils soient libérés immédiatement (6). À l’heure actuelle, seuls les 8 ex-officiers suivants ont été envoyés à procès :

Byron Humberto Barriento Dias, Cesar Augusto Morales et Raul de Esa Olivia pour deux chefs d’accusation.

Carlos Augusto Garavito Moran et José Antonio Vásquez García pour deux chefs d’accusation.

César Augusto Cabrera Mejía pour un chef d’accusation.

Benedicto Lucas García (7) pour trois chefs d’accusation.

Juan Ovalle Salazar pour un chef d’accusation.

4. Usage de l’« amparo » ou du recours en protection constitutionnelle

L' « amparo », qui veut dire « recours en protection constitutionnelle », est un instrument juridique qui permet à tout individu de demander aux tribunaux la protection de ses droits constitutionnels (8). Le Guatemala était le deuxième pays de la région à adopter la procédure en 1879 (9). Ce recours est considéré comme un outil nécessaire pour protéger les droits fondamentaux.

Dans le dossier en l’espèce, le procureur de la couronne au dossier a présenté une procédure en protection constitutionnelle dans laquelle il remet en cause la décision de la juge Dominguez en accusant la juge d’avoir non seulement omis de se prononcer sur plusieurs chefs d’accusation, mais aussi d’avoir tergiversé dans son interprétation des faits. De plus, soulignant l’absence de motivation de la décision de la juge Dominguez, le procureur de la couronne a également rappelé le devoir des tribunaux de rendre public le raisonnement de leurs décisions, contribuant ainsi à la vie démocratique de la société. En l’espèce, l’article 15 de la loi de l’Organe Judiciaire Guatémaltèque établit clairement l’obligation des juges de rendre une décision motivée pour toutes les causes qui leur sont soumises. Cette obligation est également prévue dans la Convention américaine des droits de l’homme (10) et dans l’abondante jurisprudence de la Cour interaméricaine en la matière (11).

Par ailleurs, le procureur de la couronne a déploré la décision de la juge Dominguez relativement à la qualification des crimes imputés aux défendeurs dans l'affaire. En effet, alors que le tribunal a déterminé que la disparition forcée est un crime contre l'humanité parce qu'elle a été utilisée de manière systématique et généralisée, elle a néanmoins sans justification rejeté la prétention de la couronne à l’effet que la disparition forcée est constitutive de crimes de guerre. Enfin, le procureur de la couronne dénonce le fait que la décision de la juge Dominguez ne tient pas compte des accusations de violence sexuelle.

5. Moyens dilatoires : l’usage abusif du recours en protection constitutionnelle

Le système judiciaire guatémaltèque, du moins en ce qui a trait aux affaires de graves violations des droits humains, est caractérisé par l’usage abusif de recours frivoles, qui s’apparentent à des moyens dilatoires. Malheureusement, au Guatemala, le dépôt de ce type de recours est souvent utilisé par les avocats de la défense pour retarder ou faire échouer les procédures judiciaires. Or le problème avec ces recours frivoles est qu’une fois que la demande est admise pour examen, cela entraîne automatiquement la suspension immédiate des procédures. Depuis la décision du 7 juin 2016, tous les avocats de la défense ont présenté une multitude de recours en protection constitutionnelle, alléguant la violation des droits constitutionnels de leurs clients, notamment leur droit à une défense pleine et entière et leur droit à un procès juste et équitable. La plupart de ces recours ont été rejetés par les tribunaux de première instance et en appel.

Conclusion

Ironie ou sort de l’histoire, l’ancienne zone militaire numéro 21 est aujourd’hui utilisée pour former les forces de maintien de la paix de l'ONU. Cela fera bientôt un an depuis qu’il a été décidé d’envoyer à procès les 8 ex-militaires pour faire face à la justice, et plus de trente ans que les familles des victimes attendent que justice soit faite. Pour l’instant, l'affaire restera suspendue jusqu'à ce que les tribunaux de premières instances et la Cour Constitutionnelle se soient prononcées sur les dizaines de recours en protection constitutionnelle et leurs appels éventuels. Or, la Cour interaméricaine a rappelé à maintes reprises que même si le recours en protection constitutionnelle constitue la voie appropriée lorsqu’il s’agit de violations des droits et libertés fondamentaux, son usage abusif a toutefois pour conséquence de causer des retards excessifs et de paralyser l’appareil judiciaire (12).

D’ailleurs, comme le réitère souvent Me Edgar Perez, un des avocats qui représentent les victimes dans ce dossier, le recours en protection constitutionnelle est un outil avec une intention noble, et devrait servir uniquement à garantir les droits constitutionnels des citoyens ainsi que permettre de restituer ou réparer les droits violés (13). Il va donc sans dire qu’une réforme de la loi d’amparo s’impose, ce qui serait une étape cruciale pour faciliter non seulement l’accès à la justice pour les victimes, mais aussi un pas important dans la lutte contre l'impunité au Guatemala. En ce sens, la récente décision de la Cour Constitutionnelle dans l’affaire « Cooptación del Estado de Guatemala» (14) qui limite la possibilité pour un accusé de faire appel devant ladite cour pour un recours en protection constitutionnelle est un signal positif permettant de croire que les choses vont évoluer dans le bon sens.

(1) Le 10 mai 2013, le tribunal de première instance de haut risque ‘‘A’’ condamnait l’ex-Président Rios Montt pour génocide et crime contre l’humanité, lui imposant des peines de prison de 50 et 30 ans respectivement. Mais 10 jours plus tard, la Cour constitutionnelle annulait la sentence au motif que le Tribunal de première instance n’avait pas compétence pour rendre une telle décision, puisqu’il avait l’obligation de suspendre le procès jusqu’à ce qu’un autre tribunal se soit prononcée sur une pétition de récusation.

(2) Le cas Sepur Zarco est le premier cas portant spécifiquement sur l’utilisation des violences sexuelles contre les femmes et les filles pendant le conflit présenté devant un tribunal pénal guatémaltèque.

(3) Comando Regional de Entrenamiento de Operaciones de Mantenimiento de la Paz

(4) Fundacion de Antropologia Forense de Guatemala.

(5) Conformément aux dispositions de l'article VIII de la Convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, Adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l'adhésion par l'Assemblée générale dans sa résolution, 2391 (XXIII) du 26 novembre 1968, entrée en vigueur : le 11 novembre 1970.

(6) Il s’agit de Gustavo Alonso Rosales García et Ismael Segura Abularach. Ils étaient tous les deux accusés de la disparition forcée de Felipe Cal López, qui aurait eu lieu le 4 mai 1981 et dont les restes ont été retrouvés en 2012 parmi 36 autres corps dans une fosse commune clandestine située dans l’ancienne base militaire.

(7) Le 2 mars 2017, le juge Herrera Rios, du Tribunal de première instance, décidait d’envoyer à procès Benedicto Lucas Garcia avec d’autres accusés pour faire face à trois chefs d’accusations : crimes contre l’humanité, violation avec aggravation et disparition forcée dans l’affaire Molina Theissen.

(8) Tel qu’établi par la Ley de Amparo, Exhibición Personal y de Constitucionaldad, notamment aux articles 8 et 9.

(9) Adriana Beltran ‘Will the rebellion for the rule of law Prevail in Guatemala?’ in Fragile States in the Americas, edited by Jonathan D. Rosen and Hanna S. Kassab, Lexington Books, 2017, à la page 51.

(10) Article 25 de la Convention americaine des droits de l’homme.

(11) Notamment dans le cas Castillo Páez c. Perou et aussi à l’occasion de l’audience de supervision des affaires Nicholas Chapman Blake, Maritza Urrutia, Masacre Plan de Sánchez, Carpio Nicolle, Tiu Tojin, Florencio Chitay Nech, Mack Chang, Niños de la calle (Villagran Morales y otros), Bámaca Velásquez, Molina Theissen et Masacre de las Dos Erres convoquée par la Cour Interaméricaine le 16 mai 2014 à San José, et à laquelle ont participé l’État du Guatemala, les victimes et leurs représentants respectifs.

(12) Notamment dans la décision de la Cour interaméricaine dans l’affaire du Massacre de las Dos Erres vs. Guatemala, sentence du 24 novembre 2009.

(13) Guatemala y el regimen de impunidad: http://www.prensacomunitaria.org/guatemala-y-el-regimen-de-impunidad/

(14) Il s’agit d’un des plus grands dossiers de corruption au Guatemala et est en lien avec la fameuse affaire de la Linea.