De la liberté d´expression et de la torture au Guatemala : l’affaire d’Oswaldo Ical Jom
Catégorie(s): Coopération volontaire, Guatemala, 2016
Le Guatemala est sans aucun doute un des pays les plus dangereux pour être un journaliste : dans un rapport récent portant sur la liberté d´expression, le rapporteur spécial de la Commission Interaméricaine des Droits de l´Homme (CIDH) fait référence à un rapport de 2015 de Reporters Sans frontières dans lequel le Guatemala est considéré comme une zone rouge pour les journalistes. Depuis janvier 2015, environ 256 cas de menace, d'agression et d'intimidation impliquant des journalistes ont été reportés dans le pays. Cette année seulement, au moins 5 journalistes ont été tués. Pour certains, cette recrudescence d’attaques contre la presse est souvent observée dans des contextes où le taux d'impunité est élevé(1).
Liberté d’expression et prohibition de la torture
Au Guatemala, la liberté d’expression est un droit reconnu et consacré à l´article 35 de la loi constitutionnelle de 1985. Sur le plan international, la Déclaration universelle des Droits de l´Homme fut l´un des premiers instruments internationaux à reconnaître le droit à la liberté d´expression(2). Par ailleurs, la prohibition de la torture est une norme de droit international qui jouit d´un statut privilégié de jus cogen. En effet, à l´instar de l´esclavage ou du génocide, la prohibition de la torture est absolue en droit international, y compris pour les Etats qui n’ont ratifié aucune des conventions internationales prohibant la torture. Aujourd´hui la question de la liberté d´expression et de la sécurité des journalistes fait surface au Guatemala, notamment à travers le cas emblématique d´Oswaldo Ical Jom.
Analyse du cas
Les faits
Oswaldo Ical Jom est un journaliste originaire du département de Quiche, qui au moment des faits, le 29 août 2014, était âgé de 21 ans. A cette époque, il travaillait pour des medias locaux et communautaires, dont El Vocero d’Utatlan et Corporation Radial del Norte, et réalisait un reportage sur la disparition d’une fillette du même département. La veille des évènements, il avait appris que le corps sans vie d´une fillette avait été retrouvé dans le département voisin de Totonicapán. Avec cette information en main, il s´est rendu à la demeure familiale de la fillette disparue afin d`enquêter sur la possibilité que le corps sans vie retrouvé à Totonicapán soit celui de la mineure disparue. C`est pendant qu´il réalisait son entrevue avec le père de la victime, que le journaliste a été attaqué par un groupe de personnes. Il allègue avoir été séquestré, privé de sa liberté et torturé par un groupe de 6 personnes. 2 frères, Antonio Itzep Lopez et Diego Itzep Lopez, seront postérieurement identifiés comme des leaders communautaires occupant des fonctions d’auxiliaires municipaux et membres du conseil municipal de San Miguel d’Uspantan, Quiche. Jusqu`à maintenant, toutefois, seuls les 2 frères ont pu être identifiés et des chefs d`accusation d´enlèvement et de séquestration(3), de détention illégale(4) et de menaces(5) ont été portés contre eux. Il est à noter que les peines prévues pour les crimes susmentionnés vont de 6 mois à 3 ans.
Le déroulement de l’audience du 20 septembre 2016 : Torture ou non ?
Avant cette audience, le ministère Public ne détenait pas d`éléments de preuve au soutien que les co-accusés étaient des auxiliaires de la municipalité et donc des fonctionnaires municipaux. Ainsi, le but ultime de cette audience, du moins pour la partie civile et pour le Ministère Public était de présenter une nouvelle preuve qui permettrait au procureur de la couronne d’ajouter le chef d`accusation de torture(6). Or, contrairement aux autres chefs d`accusation, la torture est un crime plus grave et dont la peine peut aller jusqu´à 30 ans d’emprisonnement selon le code pénal guatémaltèque.
Fort de ses nouveaux éléments de preuve, la poursuite allègue qu’il y a eu torture au sens de l’article 201 bis du code pénal guatémaltèque qui requiert que les crimes reprochés aient été commis intentionnellement par des fonctionnaires ou agents de l´État dans l’exercice de leur fonction. A cet effet, le procureur de la couronne a ainsi présenté des documents tirés des registres de la municipalité de San Juan d´Uspantan qui démontrent que les co-accusés occupaient bien au moment des faits allégués, des fonctions administratives au sein de ladite municipalité.
Le procureur de la couronne a poursuivi en invoquant des instruments de droit international, notamment la Convention des Nations Unies contre la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la jurisprudence de la Cour Interaméricaine des Droits de l´Homme, une opinion juridique du Bureau National de Prévention contre la Torture et autres traitements et peines cruels, inhumains ou dégradants qui s´est prononcé sur cette affaire. Selon cette opinion, dans le cas en l’espèce, les faits allégués sont constitutifs d’actes de torture(7). Le bureau en est ainsi venu à la conclusion que compte tenu des circonstances dans lesquelles les faits ont été perpétrés à l’encontre de la victime, Oswaldo Ical Jom, ces actes pourraient bien constituer une forme de torture. Selon la plainte de la victime, les co-accusés, Antonio Itzep Lopez et Diego Itzep Lopez, auraient agi conjointement avec les autres agresseurs comme un groupe organisé et en leur qualité d’autorité publique pour commettre ces crimes.
Toutefois, l’avocat de la défense soutient que le juge ne devrait pas admettre la nouvelle preuve sous prétexte qu´elle n´a pas été présentée conformément aux normes procédurales. Il a par ailleurs plaidé que le Guatemala a ses propres mécanismes pénaux (lois, jurisprudence et juridictions internes) et n´a pas besoin des mécanismes internationaux pour juger de tels crimes. Ce à quoi le juge a acquiescé refusant ainsi d´intégrer la nouvelle preuve présentée par le procureur de la couronne et d´ajouter le chef d`accusation de torture.
En protestation à la décision du juge, l’avocat de la victime, Me Flores du Centro para la Acción Legal en Derechos Humanos a présenté une demande de récusation du juge au motif que ce dernier n’est pas impartial puisqu’il avait dans une audience précédente déclaré que les faits de ce dossier n’étaient point constitutifs d’actes de torture. L´opinion du juge était basée sur le fait qu’il ne peut concevoir des accusations de torture que dans le cadre d´un conflit armé, ce qui n’est pas le cas en l´espèce. Nonobstant, le juge a refusé de se récuser sur le banc et a fixé la prochaine audience au tribunal de 1ère instance de Santa Cruz del Quiche pour le 4 octobre 2016. Malgré cela, quelques jours plus tard, le juge s’est finalement récusé.
Les journalistes révèlent souvent des violations de droit humains qui autrement resteraient inconnues. Cette exposition les rend plus vulnérables et les place souvent dans la ligne de mire des auteurs de violations des droits humains. Dans le cas en l´espèce, selon l’avocat de la victime, les éléments de preuve présentés par le ministère Public font état de crimes de torture au sens de la législation nationale, régionale et internationale en vigueur au Guatemala.
L’argument présenté par la défense à l’effet que les tribunaux ne devaient pas recourir au droit international pour juger de tels crimes a été retenu par le juge. À ce sujet, il y a lieu de rappeler que le Guatemala a signé et ratifié tous les instruments internationaux de droit humains sur lesquels le ministère Public et la partie civile fondent leur argumentaire. Par ailleurs, l’article 46 de la loi constitutionnelle de la république guatémaltèque prévoit la prépondérance du droit international sur le droit interne, du moins en ce qui concerne les traités et conventions ratifiés par le Guatemala en matière de droits humains.
(1) Julie Lopez, Guatemala, impunidad y libertad de expresión, 23 septiembre 2016: http://www.laopinion.com/2015/07/22/guatemala-impunidad-y-libertad-de-expresion/.
(2) Suivant l’art 19 de la Déclaration Universelle des droits de l’homme.
(3) Suivant l’article 201 du code pénal.
(4) Suivant l’article 203 du code pénal.
(5) Suivant l´article 215 du code pénal.
(6) Suivant l´article 201 Bis du code pénal et l´article 373 et 381 du code de procédure pénale.
(7) Opinión de la Oficina Nacional de Prevención de la Tortura y Otros Tratos o Penas crueles, inhumanos o Degradantes referente a solicitud del Ministerio Publico en caso concreto, Mecanismo Nacional, Oficina de Prevención de la Tortura, Guatemala, 31 de agosto de 2016.