Molina Theissen : une affaire de crime contre l'humanité, disparition forcée et violation sexuelle dans le cadre du conflit armé interne guatémaltèque
Catégorie(s): Coopération volontaire, Cas emblématiques, Lutte contre l'impunité, Guatemala, 2017
Alima Racine est conseillère juridique volontaire déployée au Guatemala dans le cadre du projet Protection des droits des enfants, femmes et autres collectivités vulnérables (PRODEF) mis en œuvre par Avocats sans frontières Canada (ASFC) et le Bureau international des droits des enfants (IBCR). Elle travaille au sein de l’organisation partenaire Centro para la acción legal en derechos humanos (CALDH).
Introduction
Le 6 octobre 1981, alors que Marco Antonio Molina Theissen, 14 ans, et sa mère Emma Theissen étaient tranquillement assis chez eux, deux hommes armés entrèrent brusquement. Ils ligotèrent le jeune Marco Antonio le jetèrent au fond d’un sac et l’embarquèrent à l'arrière d'un pick up qui porte des plaques d’immatriculation officielles (1). C’est la dernière fois que sa mère posera les yeux sur lui.
I. Contexte
Dans le contexte du conflit interne que le Guatemala a vécu à cette époque, la famille Molina Theissen était considérée comme étant « subversive», du fait de l’appartenance de la plupart des membres de la famille à des groupes critiques du gouvernement de l’époque. Environ une semaine avant la disparition de Marco Antonio, sa sœur Emma Guadalupe – membre de la Jeunesse patriotique du travail (JPT) - avait été arrêtée et maintenue en détention illégale. Pendant neuf jours, Emma a subit des coups, des viols répétitifs et a été interrogée et torturée, jusqu'à ce qu’elle réussisse à s’échapper de la base militaire de Quetzaltenango Manuel Lisandro Barillas.
Depuis, les efforts de la famille Theissen pour retrouver Marco Antonio se sont soldés par des échecs. Parallèlement, la famille a interjeté plusieurs plaintes devant la Cour suprême du Guatemala pour exiger l’ouverture d’une procédure spéciale d'enquête, également en vain. Le 8 septembre 1998, le Centre pour la justice et le droit international (CEJIL) et le Groupe d'appui mutuel (GAM) a déposé une plainte contre l'État du Guatemala devant la Commission Interaméricaine des droits de l'homme (CIDH). En 2004, l'affaire a été portée devant la Cour Interaméricaine des droits de l'homme (CourIDH), qui a déclaré l'État guatémaltèque responsable pour les violations subies par la famille Molina Theissen et a ordonné, entre autres, d'enquêter afin d'identifier, de poursuivre et de punir les commanditaires et les auteurs de cette disparition (2).
II. L’audience du 2 mars 2017
1. Les accusés et les chefs d’accusation
Le juge Herrera Rios du Tribunal de première instance a décidé d’envoyer à procès les accusés pour faire face à trois chefs d’accusations : crimes contre l’humanité (3), viol (4) et disparition forcée (5). Les accusés sont:
Francisco Luis Gordillo Martínez et Edilberto Letona Linares : crime contre l’humanité et violation avec aggravation sur la personne d’Emma Guadalupe Molina Theissen.
Hugo Ramiro Zaldaña Rojas- Manuel Antonio Callejas y Callejas et Manuel Benedicto Lucas García (6) : crime contre l’humanité et violation avec aggravation sur la personne d’Emma Guadalupe Molina Theissen, et de disparition forcée contre Marco Antonio Molina Theissen.
Il est pertinent de noter qu’il s’agit de la seconde affaire dans laquelle Manuel Benedicto Lucas García fait face à la justice. En effet, le 7 juin 2016, la juge de première instance, Claudette Dominguez, l’envoyait à procès dans l’affaire CREOMPAZ (6) aux côtés de sept autres militaires à la retraite pour leur probable participation dans cette affaire. Le ministère public l’accuse de disparitions forcées et de crimes contre l’humanité à la suite de la découverte des ossements appartenant à 558 personnes dans 85 fosses communes.
Selon la théorie de la cause développée par l’accusation, l’enlèvement et la disparition forcée de Marco Antonio constituent une mesure de représailles pour l'évasion d'Emma et l'activité politique de la famille en général.
2. Interprétation du contexte de la guerre dans laquelle les crimes allégués auraient été commis
Le juge Herrera Rios a expliqué qu’en conformité avec la Convention américaine relative aux droits de l'Homme, les différents rapports pertinents de la Commission interaméricaine lui ont permis de définir le contexte historique qui fait état de la pratique au Guatemala de la torture et de la disparition de personnes au cours de la période des actes perpétrés contre la famille Molina Theissen (7).
Selon le juge, le témoignage d'Emma Guadalupe Molina Theissen, en sa qualité de victime directe, constitue un élément important dans la détermination du contexte historique et des faits criminels allégués. Il a aussi fait référence aux rapports d'experts qui précisent que la torture faisait partie de la pratique de contre-insurrection de l’État visant à éliminer les groupes rebelles et qu’Emma Molina Guadalupe Theissen a été victime de torture et de violence sexuelle. Sur cette base, le juge a estimé qu’il y avait suffisamment de preuves pour envoyer le dossier à procès afin de faire toute la lumière sur les faits allégués.
Les éléments de preuve, selon le juge, lui ont permis de déduire qu’Emma Guadalupe Molina Theissen était considérée comme une cible de l’État dans le cadre de sa stratégie de contre-insurrection en raison de son affiliation à la JPT et que, par conséquent, elle aurait du être traitée comme une prisonnière de guerre tel que prévu par les Conventions de Genève (8).
3. L'intégration du droit international dans l’ordre juridique guatémaltèque
Dans sa décision, le juge a noté que le Guatemala est un membre à part entière de la communauté internationale dont la fonction est de veiller au maintien de l’ordre juridique protecteur des droits de l'Homme par le biais de principes juridiques tels que la pacta sunt servanda (9), et les instruments du droit international humanitaire prohibant la torture.
Le juge a rappelé à plusieurs reprises que les faits en cause doivent être analysés à la lumière du droit international humanitaire qui prévoit un système de répression des auteurs d’infractions graves à ce corps normatif.
Les accusés sont notamment soupçonnés d’avoir perpétrés des crimes contre l'humanité en vertu de l’article 378 du code pénal guatémaltèque. Quant au viol et les autres formes de violence sexuelle, le juge a rappelé que lorsqu’ils sont perpétrés dans un conflit armé international ou non international, ils constituent des violations aux règles du droit international humanitaire. Pour ce qui est de la disparition forcée, le juge a soutenu l'application rétroactive du droit pénal en conformité avec les normes internationales. Malgré que le crime de disparition forcée n’ait été criminalisé au Guatemala qu’en 1991 et que les faits en cause remontent à 1981, l'application rétroactive du droit pénal est, selon le juge, valide, car une telle conduite était déjà prohibée par les conventions internationales et avait été interprétée dans la jurisprudence internationale. Par conséquent, l'application rétroactive du droit pénal en l’espèce ne violerait pas, selon lui, le principe de droit bien connu appelé nullum crimen, nulla poena sine lege (10), contrairement à ce que tous les avocats de la défense avaient plaidé.
4. Sur la responsabilité du supérieur hiérarchique par rapport à des violations graves
Le juge a rappelle que le concept de la responsabilité du supérieur hiérarchique est une forme de responsabilité indirecte ou par défaut. Il a souligné que, parmi les éléments de preuve présentés par la poursuite, il existe des documents officiels, émis par le ministère de la Défense, qui confirment les statuts hiérarchiques élevés occupés par les accusés dans la structure de l’armée du Guatemala. Selon le juge, en vertu de ces positions, la loi leur conférait un pouvoir de contrôle qui les obligeait à respecter et à faire respecter les Conventions de Genève, dont l’article 3 Commun applicable aux conflits à caractère non-international prohibe la torture et la prise d’otage, entre autres.
Le juge a également établi que les accusés avaient l’obligation de garantir le respect de la Constitution du Guatemala, laquelle interdit la torture, et qu’au moment où les faits se sont produits, les accusés avaient l’obligation de protéger la dignité humaine.
Pour conclure, il a signalé que la législation guatémaltèque contient des dispositions permettant d’inférer la responsabilité du supérieur hiérarchique tel qu’il appert des différentes théories de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Selon lui, toutes ces modes de responsabilité ont en commun le facteur du contrôle ou de la maîtrise des éléments permettant l’organisation du crime. En raison des fonctions qu’ils occupaient à l’intérieur de l’appareil répressif étatique au moment des faits, il est possible selon le juge que les accusés aient eu le contrôle ou la maîtrise des faits en question.
Conclusion
Le juge Herrera Rios a rendu un verdict très attendu dans lequel il a souligné l’importance de tenir compte du contexte de la guerre dans lequel sont présumés responsables de violations graves des droits de l'homme. Sa décision démontre une connaissance des instruments nationaux et internationaux applicables en l'espèce et contraste avec la posture d’autres juges au Guatemala (11).
L’affaire Molina Theissen n’est pas un cas unique, mais symbolise toutefois une affaire relative à une vague de violations des droits des enfants, qui a eu lieu entre 1979 et 1983, utilisée pour punir les familles considérées comme des « ennemis intérieurs » du gouvernement (12). Cette affaire met à jour non seulement l’histoire d’une enfant qui a été arrachée à sa famille, d’une sœur victime de torture et de violations sexuelles, mais aussi et surtout de la souffrance d’une famille aux mains d’un État qui est censé les protéger ; d’une souffrance qu’ils endurent depuis plus de trois décennies et de leur quête de justice. C’est aussi une affaire qui met en lumière de graves violations au droit international humanitaire qui protège les populations civiles et non combattantes dans le cadre d’un conflit armé interne comme ce fut le cas d’Emma et de Marco Antonio Molina Theissen (13).
Avec l’ouverture du procès, qui permettra d’évaluer la preuve, il est à espérer que justice sera faite et que les crimes commis seront sanctionnés conformément à la loi et la jurisprudence applicables afin de garantir une réparation juste, mais aussi leur non-répétition. Une affaire donc à suivre de très près.
(1) Selon la déclaration testimoniale de Mme Theissen.
(2) Corte Interamericana de Derechos Humanos Caso Molina Theissen Vs. Guatemala Sentencia de 4 de mayo de 2004 (Fondo).
(3) Article 378 du Code Pénal guatémaltèque
(4) Articles 173 et 174 du Code Pénal guatémaltèque.
(5) Article 201ter du Code Pénal guatémaltèque.
(6) Voir billet de blogue portant sur l’affaire sur le site d’ASFC. Rappelons que l’affaire CREOMPAZ est considérée comme étant la plus grande affaire de disparition forcée en Amérique latine.
(7) Notamment dans l’affaire suivante : Corte Interamericana de Derechos Humanos, caso miembros de la aldea chichupac y comunidades vecinas del municipio de rabinal vs. Guatemala, Sentencia de 30 de noviembre de 2016 (Excepciones Preliminares, Fondo, Reparaciones y Costas), parr 80.
(8) Les Conventions de Genève qui incluent entre autres la Convention de Genève (I) sur les blessés et malades des forces armées sur terre, 1949 et leurs commentaires 12.08.1949, la Convention de Genève (II) sur les blessés, malades et naufragés des forces armées sur mer, 1949 et leurs commentaires 12.08.1949, la Convention de Genève (III) sur les prisonniers de guerre, 1949 et leurs commentaires 12.08.1949, la Convention de Genève (IV) sur les personnes civiles, 1949 et leurs commentaires 12.08.1949, le Protocole additionnel (I) aux Conventions de Genève, 1977 et leurs commentaires 08.06.1977.
(9) Selon ce principe, tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi.
(10) Règle de droit qui prévoit que nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international.
(11) En occurrence, il s’agit de la principale critique adressée à l’encontre de la juge de première instance dans l’affaire Creompaz, la juge Claudette Dominguez notamment dans sa décision du 7 juin 2016 dans laquelle selon le Ministère Public et les parties civiles, elle a non seulement omis de se prononcer sur plusieurs chefs d’accusation, mais elle a également tergiversé quant à son interprétation sur plusieurs des faits et chefs d’accusation. Pour plus de détails, consultez le billet de blogue portant sur cette affaire sur le site d’ASFC.
(12) Selon la thèse de l’accusation. Thèse qui est aussi renforcée dans la récente affaire de la Corte Interamericana de Derechos Humanos, caso miembros de la aldea chichupac y comunidades vecinas del municipio de rabinal vs. Guatemala, Sentencia de 30 de noviembre de 2016 (Excepciones Preliminares, Fondo, Reparaciones y Costas).
(13) En conformité avec l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949.